Les lumières à l’ère du numérique (1/3)
Dans cette série d’articles, idruide décrypte les principaux enjeux du rapport d’experts Les lumières à l’ère numérique, qui se penche notamment sur la désinformation en ligne.
Le rapport Les lumières à l’ère numérique, commissionné au plus haut niveau de l’État, a été publié en janvier 2022. Long d’une centaine de pages, il décrypte les enjeux du numérique par rapport à l’information, la désinformation, et les moyens de faire la part des choses. Entrant dans le détail, les experts (sociologues, chercheurs, journalistes ou encore politologues) expliquent comment les contenus en ligne peuvent influencer une société entière.
En effet, la révolution numérique bouleverse nos modes de vie, nos économies et nos pratiques sociales. Elle transforme aussi en profondeur notre rapport à l’information. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une masse inédite d’informations disponibles et à une concurrence généralisée des points de vue, qui s’expriment sans filtre et selon une logique peu intelligible pour les utilisateurs du web et des réseaux sociaux. Cette saturation et cette dérégulation du marché de l’information en ligne mettent à rude épreuve nos capacités de vigilance épistémique, ce qui nous rend davantage perméables aux fausses informations.
Certaines de ces désinformations relèvent d’ailleurs d’authentiques ingérences numériques étrangères, émanent d’acteurs qui cherchent à manipuler nos opinions, encourager la violence et la haine ou déstabiliser notre société à des fins stratégiques.
La commission qui a écrit le rapport avait pour mandat d’établir de manière synthétique l’état des connaissances sur les désordres informationnels à l’ère numérique et sur les perturbations de la vie démocratique qu’ils engendrent et, dans un second temps, de proposer des recommandations pour y faire face.
L’un des faits contemporains les plus marquants est la dérégulation massive du marché de l’information, accélérée par le développement d’Internet. Celle-ci peut être décrite par deux faits importants. D’une part, par la masse extraordinaire des informations disponibles et, d’autre part, par le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde sur ce marché devenu proliférant.
Ceci a toutes sortes de conséquences, mais la plus évidente est l’éclosion d’une concurrence généralisée de tous les modèles intellectuels qui prétendent décrire le monde, des plus frustes aux plus sophistiqués. Aujourd’hui, quiconque dispose d’un compte sur un réseau social peut directement apporter une contradiction, sur la question des vaccins par exemple, à un professeur de l’Académie nationale de médecine.
Des actions violentes résultant de la désinformation peuvent voir le jour, à l’image de l’assaut du Capitole américain, le 6 janvier 2020, par des partisans de Donald Trump, ou encore des saccages de centres de vaccination en France.
De tels événements ne sont pas que le produit du fonctionnement d’Internet et des réseaux sociaux. D’une part, la manipulation des faits et des informations n’a pas attendu Internet pour exister. La désinformation en ligne n’est pas le cœur du problème, mais le révélateur et le catalyseur des maux de nos sociétés.
Au vu des nuisances potentielles de la désinformation, il semble pertinent de chercher à freiner sa propagation sur Internet. Cependant, tout projet d’intervention volontaire sur ce marché de l’information, plus encore s’il est d’origine politique, pose la question de la préservation des libertés, notamment celle d’opinion, qui est au cœur de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
L’information sur Internet est en réalité pré-éditorialisée selon des logiques algorithmiques qui paraissent parfois échapper à leurs créateurs mêmes et nous asservissent alors qu’elles devaient nous servir.
Ainsi, sur YouTube, l’équivalent de 120 000 ans de vidéos sont visionnés chaque jour. Parmi elles, 70 % sont regardées en raison de la recommandation de l’intelligence artificielle de la plateforme. Il s’agit là d’une illustration parmi beaucoup d’autres de la puissance de prescription éditoriale des grands opérateurs du web. L’information est ainsi organisée dans un monde numérique dérégulé : elle est régie par des logiques algorithmiques qui échappent à notre regard et peuvent dès lors contribuer à orienter la formation de nos opinions à notre insu.
On sait qu’en matière de désinformation et de théories du complot, la prévention est plus efficace que la correction. Une étude a d’ailleurs montré que la première impression induite par une fausse information perdure souvent, même lorsque l’individu qui y a été confronté apprend qu’elle est bel et bien fausse. Le démenti ne suffit donc pas toujours à faire disparaître cette empreinte qui a marqué son esprit et le conduit à avoir ensuite une interprétation erronée de toute nouvelle donnée sur le même sujet.
Un autre aspect du fonctionnement d’Internet peut jouer en faveur de notre crédulité. Les psychologues ont montré de longue date que, dans de nombreuses situations, nous avons tendance à favoriser les informations nouvelles qui vont dans le sens de nos croyances établies par rapport à celles qui pourraient les contredire (surtout lorsque les croyances en question sont en lien avec nos valeurs). Il s’agit là du célèbre « biais de confirmation », aussi appelé « congeniality bias » par les chercheurs.
La répétition en ligne d’une information erronée peut de plus renforcer son pouvoir de persuasion, puisque plus nous rencontrons le même argument, le même post ou le même tweet, plus nous avons l’impression qu’il est vrai.